Sprache ändern: English
Share:

Conservation “ciblée” des données : cartographier ce que le gouvernement belge veut cacher

European Parliament Freedom, democracy and transparency Press releases

Le Parlement belge s’apprête à voter en commission ce jeudi 09/06/2022 sur la nouvelle proposition de conservation des données, qui comprend un système de conservation des données prétendument géographiquement “ciblé”. Au moyen d’une carte interactive qu’il rend disponible en ligne, le député européen Patrick Breyer (Verts/ALE, Pirates) démontre que, selon les données publiques disponibles, ce système de rétention “ciblée” couvrira en réalité l’ensemble du territoire national et de la population.

La Cour de justice des Communautés européennes (CJUE) a statué que la conservation générale et indiscriminée d’informations sur les appels et les déplacements des personnes violait le droit fondamental au respect de la vie privée. En mai, le député européen Patrick Breyer et l’ONG belge la Ligue des droits humains (LDH) ont déposé des avis sur le projet de loi belge, qui prétend mettre en œuvre les arrêts de la CJUE.

Carte en ligne : Ce à quoi ressemblerait la rétention de données géographiquement “ciblée” selon les plans du gouvernement belge : https://www.patrick-breyer.de/en/data-retention/#belgium

L’eurodéputé Patrick Breyer met en garde :

“Le projet de loi belge est un dangereux précédent pour une nouvelle génération de lois sur la rétention des données. Les autorités de surveillance accros aux données tentent de contourner les arrêts des Cours sur l’illégalité de la collecte généralisée des communications et des données de localisation. À première vue, les plans de surveillance semblent limités, mais ceux qui les examinent de près se rendent vite compte que l’intention de la loi est de maintenir une surveillance de masse totale, contrairement aux arrêts de la Cour de justice de l’UE.”

Une législation opaque – une surveillance totale

Les députés belges ont demandé à de nombreuses reprises au gouvernement de divulguer le pourcentage de la population ou du territoire qui serait couvert par sa proposition. À chaque fois, le ministre de la Justice (Vincent van Quickenborne) a affirmé ne pas connaître les chiffres ; il invite les députés à voter la loi sans tenir compte de l’absence de ces chiffres, et à attendre un an pour découvrir dans le rapport annuel de transparence l’impact réel que sa proposition législative aura sur la population belge. Il s’avère que ces affirmations d’ignorance sont vraisemblablement fausses, car les seuils choisis par le gouvernement pour “activer” la conservation des données dans les zones “ciblées” semblent avoir été fixés de manière à ce que l’ensemble du territoire soit couvert. Le député Breyer a en effet chargé un chercheur de réaliser lui-même l’exercice de cartographier le territoire couvert, en utilisant des données publiques sur les statistiques de la criminalité belge. Avec la publication de cette carte, les citoyens et les députés peuvent enfin se faire une première idée de l’impact de la loi et se rendre compte qu’en effet, cette forme “ciblée” de conservation des données n’est pas du tout ciblée: Il ne s’agit que d’une autre forme de surveillance généralisée déguisée, qui sera sans aucun doute annulée par la Cour pour la troisième fois en Belgique. Peut-être qu’un débat informé peut maintenant (enfin) avoir lieu à la Chambre?

Les plans violent les droits des citoyens

Dans le même temps, la Commission européenne propose aux États membres des idées sur la manière dont la rétention des données pourrait peut-être être effectuée massivement sans pour autant franchir les limites fixées par la CJUE dans ses nombreux arrêts. L’une de ces idées consiste à utiliser l’approche “ciblée” pour couvrir la plus grande partie possible de la population, ce qui est précisément ce que le gouvernement belge tente de mettre en œuvre ici – d’où l’intervention du député Breyer, face à un Etat Membre qui donnerait un mauvais exemple à suivre pour les autres. Dans un avis juridique publié en avril, l’ancien juge de la CJUE, Prof. Dr. iur. Vilenas Vadapalas déclarait déja que cibler toutes les zones présentant un taux de criminalité supérieur à la moyenne ne serait pas compatible avec les valeurs et la jurisprudence disponibles. Il soulignait qu’il doit y avoir une incidence “élevée” (et pas seulement supérieure à la moyenne) de criminalité grave dans une zone pour justifier le recours à la conservation des données.

Or, en Belgique selon nos calculs, le taux de criminalité moyen national est de 11 infractions graves pour 1 000 habitants pour 3 ans. Par rapport à la moyenne nationale, le seuil minimal (3) proposé par le gouvernement est donc bien inférieur à la moyenne, et couvre aussi les zones à faible criminalité, en contradiction avec l’opinion de l’ancien juge de la CJUE.

L’approche “Quick Freeze”, une solution viable

Cependant, quel que soit le seuil à atteindre pour satisfaire les lignes rouges fournies par la CJUE, le député Breyer est d’avis que cette approche est fondamentalement erronée. S’engager dans le bourbier qu’est de déterminer le “bon” seuil (ou la “bonne” taille des zones à surveiller) implique aussi d’accepter le prédicat selon lequel il est acceptable que le gouvernement exerce une surveillance de masse sur ses citoyens, pour la majorité innocents. Au lieu de cela, le député Breyer exhorte les législateurs européens à trouver d’autres moyens, plus proportionnés et ayant moins d’impact sur la démocratie et les droits fondamentaux des personnes.

Une telle solution proportionnée est l’approche dite de “gel rapide”, telle qu’elle est actuellement discutée en Allemagne; selon cette approche, les données pertinentes ne sont conservées qu’à partir du moment où il existe une raison suffisante de le faire. L’accord de coalition allemand va en ce sens: “Compte tenu de l’incertitude juridique actuelle, de l’arrêt à venir de la Cour de justice de l’Union européenne et des défis qui en découlent en matière de politique de sécurité, nous ferons évoluer la réglementation sur la conservation des données de manière à ce que les données puissent être conservées de manière juridiquement sûre sur une base ad hoc et par décision judiciaire.” L’Union Européenne attend que la Cour de justice des Communautés européennes se prononce sur l’ancienne loi allemande sur la conservation des données avant de décider d’imposer ou non la conservation des données dans toute l’UE. Dans l’intervalle, des États membres comme la Belgique ou le Danemark poursuivent leurs programmes nationaux.

Des études ont montré cependant que les lois sur la conservation des données n’ont eu aucun effet mesurable sur le taux de criminalité ou le taux d’élucidation des crimes dans aucun pays de l’UE. Les demandes de données de communication sont rarement infructueuses, même en l’absence d’une législation sur la conservation des données sans discernement.

Méthodologie et données à l’origine de la carte

Le gouvernement belge propose d’utiliser les infractions visées à l’article 90ter du Code d’instruction criminelle belge comme indicateur du concept non-défini légalement de “criminalité grave”. Les données relatives aux statistiques de la criminalité dans les différentes régions de Belgique au fil des ans sont accessibles au public; le chercheur les a extraites dans un tableau Excel (mis à disposition du public), où les crimes pertinents ont été pris en compte aussi précisément que possible, et les autres catégories écartées. Il a ensuite été calculé si les seuils étaient atteints pour les différents arrondissements (>3, >5 et >7 infractions pour 1000 habitants en moyenne pour les 3 dernières années, justifiant respectivement 6, 9 et 12 mois de conservation des données). Ce calcul donne une approximation du taux de crimes graves, et permet donc de cartographier les zones du territoire impactées par le régime “ciblé” de rétention des données tel que proposé. Tout le territoire est couvert; les chiffres sont-ils donc si élevés, ou bien sont-ce les seuils qui sont très bas?

Remarque : l’exposé des motifs de la proposition fournit des données pour deux zones : Bruxelles et Charleroi. Par rapport à celles-ci, les chiffres de criminalité de la carte réalisée par nos soins sont trop élevés d’environ 18% pour Bruxelles et trop bas d’environ 12% pour Charleroi. Ce manque de précision résulte de la mise en correspondance manuelle des données publiques avec les infractions visées à l’article 90ter; il ne nuit pas à la valeur ajoutée de ce exercice de cartographie, car les deux zones seraient toujours couvertes même si les données correspondaient exactement aux chiffres fournis dans la proposition. Il s’agit de la première cartographie publiquement disponible de l’impact de la proposition; s’il réfute les résultats de cet exercice, il appartient au gouvernement de contester les calculs et de nous fournir des chiffres plus précis.